Entre documentaire et fiction, la frontière s’estompe. Six professionnels échangent sur leur approche du réel : ni captation passive, ni mise en scène imposée, mais une co-construction patiente avec ceux qu’ils filment. Une leçon d’humanité où la technique sert l’émotion, où l’écoute guide l’œil, où accepter de « rater » devient paradoxalement la clé d’un regard juste.
Au festival Chefs Op’ en lumière en janvier, l’A.F.C.et l’U.C.O organisaient une table ronde dédiée au cinéma documentaire.
Modérée par Catherine Briault (UCO), elle réunissait : Cécile Bodénès (UCO), Isabelle Razavet (AFC, UCO), Laurent Chalet (AFC), Colin Lévêque (SBC – Belgique) Sarah Blum (AFC), et Thomas Favel (AFC), sur une idée de Charlotte Michel (UCO) et Thomas Favel (AFC). Les femmes du panel sont par ailleurs toutes membres du collectif Femmes à la caméra.
LIRE LA TRANSCRIPTION DE LA TABLE RONDE : https://www.unionchefsoperateurs.com/six-regards-sur-lart-documentaire-festival-chefs-op-en-lumiere/
EXTRAITS CHOISIS
Accoucher des idées
Sarah Blum : Parfois on a un moodboard avec des directions et des intentions d’image. Ou alors le réalisateur nous parle avec ses mots de films qu’il a aimés, ou encore de peinture, de musique ou de photos qu’il met en résonance avec son projet. Et c’est à nous de déceler des dénominateurs communs. C’est en parlant avec le réalisateur que l’on découvre ce qui l’intéresse dans ses références. Peut-être que pour une peinture à l’huile, ce n’était pas le motif, mais la texture des couches superposées qui lui plaisait. Et c’est à nous de réfléchir jusqu’à trouver des images qui pourraient vraiment être dans son film. On aura peut-être du grain, ou une caméra qui produit plus de matière, ou des filtres, ou alors on filmera à travers des tissus, ou avec des transparences pour trouver une abstraction du réel. C’est ça notre travail, trouver du sens dans l’image. On oriente et on conseille avec tout ce qui nous porte : les films que l’on a vus et ceux que l’on a faits.
Du côté de la fiction
Thomas Favel : Si on regardait de l’autre côté, du côté de la fiction, on parlerait de mise en scène.
L’an dernier, j’ai tourné un film avec un réalisateur qui n’avait fait jusque-là que du documentaire. Il n’était pas du tout habitué à l’industrie que l’on peut avoir autour d’une fiction, qui est plus lourde, avec plus de monde, et qui prend plus de temps. Ce que je n’avais pas compris, et c’était ma faute au départ. On avait fait une préparation très fine mais en réalité il n’en voulait pas. J’ai vu ça dès les premiers jours de tournage. En fait sa force, qu’il avait apprise dans le documentaire, était de savoir réagir très vite à ce qui se passait sous ses yeux. Ce n’était pas dans ses habitudes de filmer quelque chose de prédéfini. C’est là où on s’adapte, nous, par rapport à notre travail aussi en documentaire. Il y a cet “accouchement” dont on parle, la maïeutique de Socrate, faire accoucher les esprits. Nous, on fait accoucher aussi les esprits dans une forme filmique. Et la façon dont on tourne impacte le film. Là, j’ai décidé de changer de méthode, pour que le réalisateur puisse faire le film dont il avait besoin : tourner vite et en petite équipe.
La majeure partie de l’équipe travaillait en amont puis disparaissait. Ensuite, on restait en toute petite équipe sur le plateau, de manière à ce qu’il puisse interagir comme il avait l’habitude de faire. En fiction comme en documentaire, faire un film c’est aussi le fabriquer sur le moment.
Sarah Blum : Je voudrais faire une comparaison. Je ne sais pas s’il y a des personnes qui jouent du jazz ici. En fait, dans le jazz, il y a un thème. Il comporte une mélodie. Il y a des accords, une construction de l’œuvre avec un début, un milieu, une fin, une tension. Ensuite on fait des variations du thème. Dans un premier temps, nous, on construit le thème, parce que chaque film a sa logique, sa progression, son scénario, même en documentaire. En documentaire on va construire un thème qui joue avec le réel. Ça veut dire que c’est à partir de repérages de gens qui existent vraiment, qui vont inspirer l’histoire, mais il y a aussi la forme. Et ensuite, quand on filme, on improvise. C’est-à-dire qu’on fait des variantes chaque jour autour du thème. On doit retrouver toutes les intentions et le sujet, mais on rebondit tout le temps. On rebondit et on recrée tout le temps. Et on réajuste le soir-même en regardant les rushes avec le réalisateur et l’ingénieur du son. C’est une discussion en cours.